Le marchand d’allumettes

En 1896, alors qu’il avait 37 ans, Damien D. épouse une Brennouse originaire de Nuret-le-Ferron et qui réside au lieu-dit « Les Fenets ». Bien qu’il fût un « rapporté » Damien eut vite fait de se faire adopter par son voisinage. Il cultivait son champ, élevait quelques chèvres, faisait du bois l’hiver et des « journées » l’été.

Très vite, il s’était révélé un excellent commerçant. Comme il était le seul à posséder une bicyclette, pour tirer profit de son bien, il avait mis sur pied une véritable école, louant sa bicyclette dix sous de l’heure aux jeunes gens qui s’initiaient au difficile art de l’équilibre sur deux roues.

Mais bientôt son ingéniosité pu donner toute sa mesure lorsqu’il créa « sa fabrique d’allumettes » dans sa propre maison.

Il faut se souvenir que vers 1910 les boites officielles de la Régie contenaient une cinquantaine d’allumettes et coûtaient deux sous. Pour le même prix Damien en offrait une centaine et de meilleure qualité.

Et c’est ainsi que vers une heure du matin il venait tabasser aux volets lançant pour rassurer l’habitant: « C’est l’marchand de fromage! Vous en faut t’i d’mes fromages ? N’en v’les vous? » Et à la lueur de la lampe à pétrole, le marché s’effectuait… En réalité ces « p’tits fromages » étaient des paquets d’allumettes de contrebande, ainsi baptisés pour leur forme en tronc de pyramide, analogue à celle des fromages de chèvre berrichons.

Damien ne manquait pas de ressources; pour le soufre il en trouvait facilement dans les bourgs voisins.

Mais pour le phosphore, élément primordial, notre homme devait prendre le train à Lothiers et se rendre à la frontière belge où le phosphore faisait l’objet d’un immense trafic. De retour avec le précieux chargement, il restait maintenant à se procurer du bois. Bien sûr, il aurait pu utiliser du tremble, répandu autour de Neuillay-les-Bois, mais comme la fabrication nécessitait du bois sans nœuds, le sapin fourni à la frontière belge s’avérait être d’une qualité inégalable. Ce sapin était donc acheminé depuis la frontière belge jusqu’à Lothiers par train sous forme de chevrons et notre « commerçant ›› venait en prendre livraison avec sa voiture tirée par un bourricot.

Notre « artisan » s’installait dans sa cuisine et débitait son bois en cube de dix centimètres et l’entaillait ensuite dix fois dans chaque sens afin d’avoir une centaine de tiges. Mais il fallait prendre soin de ne pas entailler le bois entièrement. Ainsi taillé le bois prenait l’aspect d’une pyramide à cause de l’écartement des tiges, alors que la base n’était pas coupée. ll ne restait plus qu’à tremper l’extrémité des tiges dans le soufre puis dans le phosphore et à laisser sécher. Enfin l’emballage se faisait dans un gros papier jaune.

La vente s’effectuait par colportage et Damien employait trois assistants bien connus en Brenne. Leur rayon d’action allait jusqu’à Chatillon-sur-Indre et dans le Berry les « p’tits fromages » de Neuillay étaient de loin les plus avantageux.

De nombreux anciens de notre village se souviennent de ces « p’tits fromages » qui avaient la propriété de pouvoir s’enflammer sur n’importe quel support. Pratique non ?